dimanche 8 novembre 2015

"La médecine sauve des vies, la psychanalyse des existences"


  Elisabeth Roudinesco


Le Vif/L'Express : Comment peut-on "analyser" Sigmund Freud aujourd'hui ?

 Elisabeth Roudinesco : Freud est l'un des grands intellectuels du XXe siècle, il a été autant critiqué qu'adulé. Son oeuvre n'appartient plus seulement au milieu psychanalytique. A l'instar de Charles Darwin ou de Victor Hugo, Freud est universel. Il a voulu changer le monde, il a créé, au début du XXe siècle, "la révolution du sens intime", une méthode pour se connaître soi-même et pour comprendre son inconscient. Sa méthode est l'équivalent de tous les grands mouvements d'émancipation, comme le socialisme, le féminisme ou le sionisme. La théorie de Freud a bien réussi. Sa pensée est à la source de multiples branches ; de nombreuses écoles se sont créées. Tout au long du XXe siècle, Freud a également suscité un nombre inimaginable de rumeurs, de querelles et d'images caricaturales qui allaient à l'encontre de la légende rose. Dans son livre Le crépuscule d'une idole, encensé par certains journaux, le philosophe Michel Onfray a présenté Freud comme un monstre, un incestueux, un avorteur, trompant sa vie durant sa femme avec sa belle-soeur. Je déplore que les médias érigent en "idoles" des gens peu sérieux qui ont des théories complotistes. Freud fait partie de ces personnages sulfureux sur qui on écrit n'importe quoi. Comme on a écrit n'importe quoi sur Einstein : ce n'est pas lui qui aurait inventé la théorie de la relativité, mais sa femme, etc.



Quels sont les éléments inédits que vous proposez dans votre biographie ?


La première biographie traduite en français est celle d'Ernest Jones en trois volumes rédigée dans les années 1950. La dernière en date est celle de Peter Gay, le grand historien américain. Elle a été traduite en français en 1991. Or, les archives de la Bibliothèque de Washington n'ont commencé à s'ouvrir, progressivement, qu'au début des années 1990. Je me penche sur ce Freud "nouveau", modélisé à partir des archives de Washington auxquelles j'ai eu accès. Le fondateur de la psychanalyse était un homme de culture allemande, issu du monde de la Mitteleuropa, un Viennois de la Belle Epoque, sujet de l'empire austro-hongrois et héritier des Lumières allemandes et juives. Freud était un penseur de la modernité mais conservateur en politique. Il était médecin mais il a abandonné très tôt le modèle neurologique. Il n'avait rien contre la science. Fasciné par l'irrationnel et les sciences occultes, il a compris que l'homme n'était pas seulement "neuronal", qu'il était fait de mythes, de fantasmes et de culture. Je raconte Freud en son temps, entouré de sa famille, de ses femmes et de ses enfants, de ses disciples des deux premières générations. Je parle de Freud tâtonnant, cherchant, se trompant, en proie au pessimisme face à la montée du nazisme, hésitant avant son exil à Londres où il finira sa vie. Comme il n'y a pas d'histoire non critique, j'explique aussi la construction des mythologies noires, inimaginables, contre Freud. Ma conférence (1) va porter sur les différentes façons de percevoir le personnage, hier et aujourd'hui. 



Comment expliquez-vous que les théories de Freud sont régulièrement et violemment critiquées voire rejetées ?

Il n'y a pas que les théories de Freud. Prenez Marx, Nietzsche, Darwin, Sartre ou Foucault... Tous les grands penseurs qui changent notre façon de regarder le monde sont régulièrement mis sur la sellette. Freud a été l'objet de commentaires haineux très tôt, lorsqu'il a écrit sur la révolution de l'intime, lorsqu'il a expliqué l'inconscient et la sexualité, en faisant de cette dernière quelque chose de normal et non plus de pathologique. Voilà le premier scandale ! La haine de Freud est comparable à la haine de Darwin à qui l'Eglise a reproché d'avoir fait de l'homme un singe. Vers 1890-1900, beaucoup de psychologues s'intéressaient à la sexualité mais surtout pour réprimer les sexualités perverses, notamment les enfants "dégénérés" parce qu'ils se masturbaient. Freud a dit qu'il était normal qu'un enfant se masturbe mais que ça devenait pathologique s'il ne faisait que ça. Du coup, on a accusé Freud de détruire la famille, d'inciter les enfants à se masturber... Après la Seconde Guerre mondiale, la société a commencé à changer ; le regard sur la sexualité et sur les enfants s'est transformé. Par conséquent, l'anti-freudisme a changé. On l'a traité de charlatan, on a dit qu'il a inventé une science qui n'était pas une science, qu'il était un faux-savant, qu'il était réactionnaire et misogyne... On a fabriqué un Freud imaginaire. L'historien doit rétablir la vérité. Freud était un homme paradoxal. Par exemple, il n'a pas compris la culture, le surréalisme ou la littérature de Proust. Le cinéma ne l'intéressait pas. Il a influencé beaucoup de monde par sa doctrine, mais n'avait pas eu conscience de l'impact de ses propres théories sur la modernité littéraire. 


Soyons francs, la psychanalyse s'est un peu dogmatisée. A-t-elle elle-même une responsabilité dans sa défaveur ?

Bien sûr que oui ! Nous assistons à une vraie crise de la psychanalyse. La haine médiatique contre les analystes est beaucoup trop forte, excessive ! En partie, c'est de leur faute car ils ne sont pas capables de se défendre, ne veulent pas se mêler de débats théoriques et vivent la haine comme une humiliation. Que la psychanalyse soit enfermée dans un certain dogmatisme est évident pour moi. La psychanalyse paraît toujours trop longue, trop chère et trop réservée à une élite. Tout reste à réinventer dans le domaine clinique.

 

Peut-on dire que les polémiques viennent du fait que la psychanalyse a été dépassée par le progrès médical ?

Non. Pour la simple raison que la psychanalyse n'est pas une science. Elle fait partie des sciences humaines, au même titre que la philosophie et n'est donc pas comparable avec la neurologie ou avec la génétique. En philosophie, par exemple, les textes du passé nous parlent autant aujourd'hui. Platon, c'est moderne, il n'est pas dépassé. Cela dit, la psychanalyse a son propre progrès autonome. Je vous donne quelques exemples. Aujourd'hui, on n'analyse plus comme avant. Le silence de l'analyste pendant des années n'est plus acceptable. La cure par la parole dure moins longtemps. La folie est toujours la folie, mais on n'enferme plus, on voit la folie autrement. Après la Seconde Guerre mondiale, l'arrivée massive des psychotropes et notamment des neuroleptiques a changé la donne. Des traitements tout chimiques ont vidé les asiles. Mais les traitements uniquement médicamenteux ne sont pas bons. L'idée d'une seule approche est toujours mauvaise. Les psychoses sont aujourd'hui stabilisées. Mais pas les névroses, ni même les dépressions. Et les médicaments ne suffisent en aucun cas. En vérité, il faut toujours associer à l'administration raisonnée de psychotropes une cure psychique fondée sur la parole. Cette dernière remanie la personnalité, mais on ne guérit pas. En psychanalyse, contrairement à la médecine, il n'y a pas d'idée de précaution ou de prévention, c'est un autre domaine. La médecine sauve des vies, la psychanalyse sauve des existences. La psychanalyse c'est une médecine de l'âme.

A partir des neurosciences, peut-on reformuler de manière plus efficace un certain nombre de propositions de Freud ? Situer, par exemple, l'inconscient dans le cerveau ?

Beaucoup de neurologues croient qu'ils vont découvrir l'inconscient dans les neurones. Le cerveau nous permet d'exister et de penser. Grâce aux nouvelles technologies, on peut observer le cerveau dans tous ses mouvements. L'imagerie par résonnance magnétique montre, par exemple, les zones du cerveau qui s'activent quand on parle à quelqu'un. En revanche, on ne peut pas observer la pensée. On ne peut pas, non plus, voir l'esprit, l'âme, la raison, la création ou la conscience. En un mot, aucun cerveau ne peut écrire A la recherche du temps perdu ni inventer la théorie de la relativité. L'inconscient ne se cache pas dans le cerveau, mais il existe, comme la conscience, grâce au cerveau qui est un support.

 

Face à la concurrence des thérapies comportementales et cognitives (TCC) ou thérapies brèves, la cure analytique a-t-elle encore sa place ? Doit-elle évoluer ?

Oui, je pense. On peut tout faire avec la psychanalyse. À condition d'être intelligent. Le succès des TTC est fondé sur l'idée qu'il faut rééduquer les comportements. On dit qu'elles marchent très bien dans certains types de troubles anxieux, présentés comme des maux du siècle : phobies, TOC (troubles obsessionnels compulsifs), manque de l'estime de soi ... Les TTC ne traitent pas les causes mais font parfois cesser les symptômes. Or, l'analyse peut y répondre autant que les TTC, sinon mieux. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de savoir pourquoi les praticiens des TTC, aussi sectaires que certains psychanalystes, brandissent Freud comme ennemi. On lui a reproché de se prendre pour un scientifique, alors qu'il n'a jamais prétendu être scientifique ! Les praticiens des TTC ont le désir de devenir hégémoniques, se prennent pour des scientifiques, alors qu'ils ne le sont pas plus que les autres. Rien ne marche. On surmonte les névroses, mais on ne les supprime pas. On remanie la personnalité. On n'a pas de théorie d'évaluation, on ne peut pas observer, il faut se fier au ressenti du patient.



Tout individu se reconnaît aujourd'hui comme ayant un inconscient. Or, nous savons qu'il y a aussi un inconscient collectif. Comment pèse-t-il sur nos comportements ?

En effet, l'inconscient est également collectif. Il renferme des mythes fondamentaux, c'est-à-dire des récits explicatifs sur nos origines : l'origine du monde, de l'être humain, des phénomènes naturels. Il s'exprime différemment selon les cultures. Il agit sur nous au travers du langage. Je vous donne un exemple. Aujourd'hui, les propos racistes ou antisémites sont punis par la loi. Comme on n'a pas le droit d'être ouvertement antisémite, l'antisémitisme se manifeste autrement : par des lapsus ou des jeux de mots. Quand une personne dit : "Je ne suis pas antisémite puisque j'ai des amis juifs." Ou encore, quand quelqu'un dit, lors d'un attentat contre une synagogue, qu'il y a eu des "victimes françaises innocentes". Le fait d'employer certains termes par des gens qui véhiculent des stéréotypes marque inconsciemment leur discours. L'inconscient joue des tours aux antisémites.

Le Vif be

(1) Dans le cadre des Grandes Conférences Liégeoises, Elisabeth Roudinesco donnera une conférence sur le thème Freud, dans son temps et dans le nôtre, le 12 novembre, à 20h15, au Palais des Congrès à Liège. www.gclg.be

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire