lundi 8 décembre 2014

Autisme et Psychanalyse : polémique

par Elisabeth Roudinesco






L'approche psychanalytique des enfants autistes et psychotiques eut pour effet, sur cette lancée - de Margaret Mahler à Frances Tustin, puis de Françoise Dolto à Jenny Aubry ou Maud Mannoni - de les extirper d'un destin asilaire.









Depuis des décennies, la question de la définition et du traitement de l'autisme - déclarée grande cause nationale pour l'année 2012 - est devenue l'enjeu d'une bataille juridico-politique, avec insultes et procès, au point qu'on se demande comment des parents, des thérapeutes (pédiatres, psychiatres, psychanalystes), des députés et des chercheurs ont pu en arriver à ce point de détestation réciproque.


Violemment hostile à Freud, à la psychanalyse et à ses héritiers, la cinéaste Sophie Robert, soutenue par les auteurs du Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes, 2005), a été conspuée après avoir filmé, dans un documentaire que l'on a pu regarder sur internet pendant des semaines, des thérapeutes connus pour leur adhésion à une psychologie oedipienne de comptoir. Selon eux, les mères seraient responsables des troubles psychiques de leurs enfants, y compris l'autisme, maladie aux multiples visages. Ces représentants du discours psychanalytique se réclament de Sigmund Freud, de Donald W. Winnicott, de Jacques Lacan ou de Melanie Klein en oubliant une règle élémentaire : les concepts ne doivent jamais se transformer en jugements à l'emporte pièce ou en diagnostics foudroyants. Un concept n'aboie pas.


Il n'est question dans ce film que de mères "crocodiles", "froides", "dépressives" ou incapables «d'expulser de leur corps le rejeton qu'elles n'auraient jamais désiré». Pour les avoir ridiculisés en montant des séquences à charge, Sophie Robert a été poursuivie devant les tribunaux par trois d'entre eux qui ont obtenu que les passages les concernant soient retirés du film (jugement rendu par le tribunal de Lille, le 26 janvier 2012). Elle a aussitôt interjeté appel de cette décision de justice qui ne change rien au problème de fond, puisque la vulgate de la "mère pathogène" et de la loi nécessaire "du père séparateur" est bel et bien présente dans le discours psychanalytique contemporain. Et c'est en son nom qu'une partie de la communauté psychanalytique française est entrée en guerre en 1999 contre les homosexuels désireux d'adopter des enfants tout en s'opposant, du même coup, aux nouvelles pratiques de procréation assistée, et plus récemment encore à la gestation pour autrui (GPA, "mères porteuses"). Ce discours, fondé sur la naturalisation de la famille et de la différence des sexes, a été critiqué par les féministes, les sociologues, les anthropologues, les philosophes et les historiens de la famille : notamment Elisabeth Badinter.


Méconnaissant l'évolution des moeurs et les progrès de la science, voilà que ces praticiens - qui ne représentent en rien l'ensemble des cliniciens d'orientation psychanalytique - sont à leur tour interpelés par la loi en la personne d'un député UMP du Pas-de-Calais, Daniel Fasquelle, président du groupe d'études parlementaires sur l'autisme, qui s'apprête à déposer devant le Parlement une proposition de loi visant à abolir toute approche psychanalytique dans l'accompagnement des enfants autistes.


Que s'est-il donc passé en France pour qu'un élu de la République en vienne à croire qu'une question scientifique puisse être résolue par des poursuites judiciaires? Après les lois mémorielles restreignant la liberté de penser des historiens, verra-t-on des juges pourfendre la doctrine freudienne devant des tribunaux?



C'est en 1907 que le psychiatre suisse Eugen Bleuler invente le terme d'autisme, à partir de celui d'auto-érotisme, pour désigner un repli sur soi de nature psychotique (folie) et une absence de tout contact pouvant aller jusqu'au mutisme. En 1943, le pédiatre autrichien Leo Kanner transforme l'approche en sortant l'autisme infantile précoce du domaine des psychoses. Il émigrera aux Etats-Unis et poursuivra ses travaux. Mais, en 1944, un autre pédiatre viennois, Hans Asperger, qui avait lui-même été atteint dans son enfance, décrit "l'autisme de haut niveau", caractérisé par une absence d'altération du langage et une capacité de mémorisation inhabituelle. En témoigne l'inoubliable Raymond Babbit, interprété par Dustin Hoffman dans Rain Man, le film de Barry Lewinson (1988). Aujourd'hui, et dans cette perspective, l'autisme est considéré comme une maladie organique dont l'une des causes serait une perturbation des circuits neuronaux au cours de la vie foetale.


De son côté, Bruno Bettelheim, psychanalyste autrichien, déporté à Dachau puis à Buchenwald, inventa un traitement spécifique de l'autisme en devenant, en 1944, le directeur de l'Ecole orthogénique de Chicago. Comparant cet état à une situation extrême, semblable à l'enfermement concentrationnaire, et favorisé par le désir destructeur des mères, il sera accusé à tort, après sa mort, d'avoir fait de son école un goulag. A vrai dire, il ne mérite aujourd'hui ni légende dorée, ni légende noire. D'autant que l'approche psychanalytique des enfants autistes et psychotiques eut pour effet, sur cette lancée - de Margaret Mahler à Frances Tustin, puis de Françoise Dolto à Jenny Aubry ou Maud Mannoni - de les extirper d'un destin asilaire.

Dans un livre magistral, L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage (Aubier, 2008, Le Monde du 18 avril 2008), Henri Rey-Flaud, psychanalyste et professeur émérite à l'Université de Montpellier, a fort bien décrit, à partir d'une sérieuse étude de cas, mais aussi en s'appuyant sur des récits publiés par les autistes de haut niveau - Temple Grandin, par exemple - le monde particulier des enfants autistes, un monde de souffrance, de silence et de rituels insolites. Ces enfants, - environ quatre sur mille et en majorité des garçons - s'expriment avec des gestes et des cris. Ils sont parfois violents, ils ont l'air d'accomplir des tâches incohérentes et ont donc besoin d'être pris en charge en permanence par leurs parents et par des équipes de thérapeutes et d'éducateurs qui les font vivre à leur rythme, tout en les soignant.


On aurait pu rêver, comme le laisse entendre cette description, à une possible entente entre familles et thérapeutes. D'autant qu'à partir des années 1980, on identifia des autismes et non plus une entité unique : celui des enfants mutiques, celui des petits génies surdoués, celui enfin des enfants qui peuvent parler, tout en adoptant des attitudes énigmatiques. Une approche multiple, la meilleure à ce jour, semblait s'imposer : psychothérapie psychanalytique, technique éducative et, dans des cas graves d'auto-mutilation, Packing, enveloppement de l'enfant dans des linges mouillés.


Il n'en fut rien puisque l'alliance s'était déjà en partie rompue du fait de l'évolution de la psychiatrie mondiale vers une classification exclusivement comportementale et biologique (le fameux Manuel Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), d'où est désormais évacuée l'idée de subjectivité. Aussi bien cette classification fait-elle entrer l'autisme dans la catégorie d'un trouble envahissant du développement (TED) tellement élargi qu'un enfant sur cent cinquante en serait atteint. Cette progression a été dénoncée en 2006 par le biologiste Jean-Claude Ameisen dans un excellent rapport destiné à l'Inserm (que l'on trouve sur internet) qui montre qu'après avoir rangé l'autisme dans les psychoses, on intègre désormais tous les troubles infantiles graves dans un vaste ensemble biologico-génético-neurologique aux contours cliniques flous.


A l'évidence, cette évolution est liée au changement des critères diagnostiques beaucoup plus qu'à une "épidémie", ce qui, dans le contexte d'un rejet idéologique du freudisme, a été catastrophique pour l'approche psychanalytique de l'autisme. Lassés d'être interrogés sur leur statut de bon ou de mauvais géniteur, les parents se sont tournés vers des techniques de conditionnement visant à démutiser l'enfant. Aussi bien celui-ci est-il "récompensé" à chaque progrès et "puni" par une sanction à chaque recul.


Mais il n'est pas certain qu'une telle approche soit la panacée même si elle s'est imposée dans le monde anglophone. Car si l'on considère l'autisme comme un trouble neurologique, détaché de tout environnement, on risque d'oublier de traiter les souffrances psychiques des parents et des enfants, de dresser les familles contre Freud - lequel n'a jamais parlé d'autisme - et de laisser croire que la maladie serait également génétique, ce qui n'a pas été prouvé. En juillet 2005, la société InteraGen a d'ailleurs donné un faux espoir aux familles en prétendant lancer sur le marché un test génétique de diagnostic précoce de l'autisme, escroquerie dénoncée par les généticiens sérieux (Bertrand Jordan, Autisme. Le gène introuvable. De la science au business, Seuil, 2012). Récemment, un neurobiologiste français, François Gonon, a en outre montré que la psychiatrie biologique, fondée sur le DSM, avec ses classifications démentes, était critiquée aux Etats-Unis au moment même où elle s'impose en France ("La psychiatrie biologique : une bulle spéculative, Esprit, nov. 2011).


La guerre à laquelle on assiste aujourd'hui est désolante puisque des praticiens éminents, comme Pierre Delion, professeur de pédopsychiatrie de réputation mondiale (CHU de Lille), partisan d'une approche multiple et du Packing, soutenu d'ailleurs par Martine Aubry et de nombreux parents, est devenu, comme d'autres cliniciens respectables, la principale cible d'une campagne de calomnies orchestrée par les adeptes d'un antifreudisme radical.

Quant aux psychanalystes, qui reçoivent par la poste, en guise de cartes de voeux, des photographies de crocodiles, ne sont-ils pas menacés, à force de propos déplacés, de devenir les ennemis d'eux-mêmes et de leur discipline?


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