Intervention de Pierre Dardot*
aux Assises citoyennes pour l’hospitalité en psychiatrie
Je
reprends à mon compte ce qui vient d’être dit par Jean Oury sur
la « bureaucratie exacerbée » :
le
Troisième Plan Autisme présenté par Madame Carlotti nous fait
respirer d’un bout à l’autre ce que Marx appelait à juste titre
en 1843 dans sa Critique du droit politique hégélien, « l’esprit
de la bureaucratie ».
«
L’esprit de la bureaucratie » : l’expression sonne tout de même
étrangement, fera-t-on remarquer, car l’absence d’esprit
n’est-elle pas la caractéristique même de la bureaucratie, de
toute bureaucratie ? Il y a malgré tout un « esprit de la
bureaucratie » : en disant cela, Marx pensait à l’esprit de
secret et de mystère de la vieille bureaucratie d’Etat qui se
protège à l’intérieur par sa hiérarchie et à l’extérieur
par son caractère de société fermée, protégée de la société
réelle par ses rites, sa langue, ses procédures de cooptation, bref
par tout un « formalisme ». C’est pourquoi il définit la
bureaucratie comme le « formalisme d’Etat ».
Que
le texte du Plan Autisme soit imprégné jusqu’à saturation de ce
formalisme dans sa langue et son écriture, voilà qui n’est pas
douteux. Il l’est jusque dans ses moindres formulations, jusque
dans son goût immodéré pour les subdivisions mécaniquement
reproduites d’une partie à l’autre (I. A. B. 1. 2. 3., etc.),
jusque dans ses blancs si méticuleusement mesurés, jusque dans la
monotonie affligeante de son lexique (en particulier dans les 37 «
Fiches Action » qui occupent à elles seules près de 90 pages sur
les 121 que compte ce rapport !), jusque dans son abus de
l’abréviation (que l’on songe à l’insupportable attente qui
est la nôtre en tant que lecteurs puisque c’est seulement à la
page 59 que le sigle « RBP » se substitue enfin à notre plus grand
soulagement à l’expression « recommandation de bonnes pratiques »
et seulement à la page 68 qu’apparaît le sigle « RBP HAS 2011»
!).
Pourtant,
d’un autre point de vue, il pourrait sembler qu’aujourd’hui, à
l’inverse de l’époque de la bureaucratie prussienne, tout est
étalé, dit de manière directe et transparente : plus de demi-mots
ou de formulations allusives, les objectifs sont ouvertement affichés
et, en un sens, jamais les choses n’ont été dites aussi
clairement et crument. Il suffit de lire le Plan Autisme III pour
s’en convaincre.
On
affirme dans un passage relatif à la formation des acteurs que «
l’autisme est un trouble neuro-développemental » et qu’il est
essentiel aux professionnels comme aux familles de le savoir (p. 26).
On prescrit à la recherche de s’orienter vers la « découverte de
marqueurs biologiques » en arguant du fait que leur identification «
pourrait ouvrir la voie » à la connaissance des causes de cette
pathologie.
A
cette fin, on préconise d’ « inclure » la recherche sur
l’autisme dans celle qui est développée dans le domaine des
neurosciences, de la psychiatrie, des sciences cognitives et des
sciences de l’homme et de la société (p. 21). On attend de
l’Association nationale des CRA qu’elle facilite par son action
le développement de « pratiques de prise en charge homogènes »
(p. 14) et qu’elle permette d’« harmoniser » les pratiques des
CRA (p.19). On prévoit de confier à la HAS l’organisation d’une
audition publique en vue de « l’élaboration de recommandations de
bonne pratique » pour les adultes sur le modèle de celles qui ont
été faites pour les enfants (p.15).
On
invite les étudiants des futures licences professionnelles à
découvrir la diversité des méthodes existantes « compatible »
avec les RBP de la HAS (p. 28 : le lecteur découvre ainsi le charme
discrètement bureaucratique de la « diversité compatible » !).
Dès décembre 2012, le rapport du sénateur Milon, administrateur de
FondaMental, avait donné le ton et enfoncé le clou en réduisant
d’entrée de jeu la psychiatrie à une spécialité médicale qui
relève des mêmes « critères d’évaluation » (p. 47) que les
autres disciplines médicales et appelle à mots couverts à étendre
la « validation scientifique » pour faire pièce à l’intérêt
pour la psychanalyse (puisque c’est l’absence de validation qui «
renforce l’intérêt pour la psychanalyse », comme l’aveu en est
fait à la p. 43 du rapport!).
Je
voudrais m’arrêter à une phrase de ce Plan qui me paraît mériter
toute notre attention. Elle figure à la page 22, c’est la première
phrase du 3. de la partie B du IV consacrée aux « axes prioritaires
de la recherche ». Elle dit exactement ceci :
« Les politiques de santé publique
demeurent au plan international, et également en France,
insuffisamment « fondées sur l’évidence » scientifique. »
Le
scrupule le plus élémentaire m’oblige à préciser que les trois
mots « fondées sur l’évidence » sont mis entre guillemets par
l’auteur de ce Plan. Il faut lire cette phrase remarquable tant
elle résume à elle seule « l’esprit de la bureaucratie ». Les
mots placés en italiques « fondées sur l’évidence » renvoient
manifestement à l’expression anglaise « evidence based medicine »
devenue par abréviation « EBM ». On sait que cette expression a
été forgée dans les années 1980 au Canada pour baptiser une
pratique qui était déjà entrée en vigueur depuis plusieurs
années. Le rapport d’information du sénateur Milon de décembre
2012 déplore à cet égard :
«
La France a par ailleurs un faible taux de suivi des recommandations
internationales, notamment parce que certains praticiens contestent
l’evidence based medicine qui fonde les études anglo-saxonnes.
Elle paraît à certains praticiens trop abstraite face aux pratiques
de la psychiatrie française et au cas singulier de chaque patient »
(p. 34).
On
admirera au passage le « certains » de certains praticiens et le «
paraît » de l’expression « elle paraît ». Cependant là n’est
pas le plus important. La phrase citée du Plan joue sur l’équivoque
du mot anglais « evidence » et sur la difficulté de rendre
exactement en français l’expression anglaise : on convient le plus
souvent de parler de « médecine factuelle » ou de « médecine
fondée sur des preuves ». Le terme anglais « evidence » peut se
traduire tout aussi par « données probantes » que par « preuves »
: il fait en tant que tel partie du vocabulaire de l’enquête
policière, tout particulièrement de celui de la police scientifique
à laquelle il incombe précisément au cours de l’enquête de
recueillir et de réunir le maximum de preuves (comme on peut
l’apprendre en regardant une série policière américaine). De là
la double traduction que l’on rencontre souvent : « médecine
factuelle » ou « médecine fondée sur les preuves », selon que
l’on privilégie les seules données factuelles ou la force des
preuves.
Et
c’est en ce point que le mot français « évidence » est
introduit à point nommé pour s’annexer les sens du mot anglais :
en français le mot a le sens de ce qui se voit de soi-même, dans
une visibilité immédiate qui contraint l’assentiment de l’esprit.
Peu importe que cette introduction soit consciente ou non. Ce qui
est symptomatique, c’est l’association implicite de la preuve et
de l’évidence qui appartient à une épistémologie dépassée. Il
n’est en effet aujourd’hui aucun épistémologue sérieux pour
soutenir que la preuve scientifique relève de l’évidence.
La
preuve suppose tout un montage, patient, laborieux et souvent
collectif, qui n’a rien à voir avec la visitation de l’esprit
illuminé par l’éclat insoutenable de la vérité. Une politique «
suffisamment » fondée sur l’évidence scientifique, vraiment
fondée sur cette évidence, est par conséquent, tout au moins dans
l’esprit de ses promoteurs, est une politique qui se déduit
directement et immédiatement de certaines « données » ou de
certains « faits » qui sont censés valoir comme « preuves » en
raison de leur « évidence » même. En affirmant que les politiques
de santé publique sont « insuffisamment » fondées sur l’évidence
scientifique, on élève implicitement l’exigence que ces mêmes
politiques soient entièrement et intégralement fondées sur la dite
évidence. Du même coup, puisqu’il est avéré qu’on ne saurait
résister à l’évidence, on suspecte toute politique «
insuffisamment » fondée sur l’évidence de procéder d’une
mauvaise volonté, c’est-à-dire d’une volonté, fut-elle
inavouée, de ne pas « se rendre » à l’évidence.
Mais
que faut-il penser d’une telle exigence adressée à la politique
de santé publique ? On a souvent fait valoir, à bon droit, que
la médecine, contrairement à la biologie, est irréductible à la
science qu’elle s’incorpore et dont elle se nourrit, si bien
que l’on peut s’interroger sur la valeur d’une expertise
clinique entièrement fondée sur des preuves : l’expertise
clinique, celle que fait et qui fait le clinicien, repose sur un
jugement singulier rendu sur un sujet singulier par un sujet
singulier, et l’on voit mal qu’elle puisse se déduire
directement de l’évidence des preuves.
Le
propre de l’ « évidence » est justement qu’elle dispense de
tout véritable jugement parce qu’elle s’impose immédiatement à
l’esprit. C’est pourquoi certains adeptes du paradigme EBM
ont eux-mêmes mis en garde contre le danger d’une expertise
clinique qui succomberait à la tyrannie de la preuve. Ce qui est
vrai de la médecine et du jugement du clinicien est encore plus vrai
de la politique et du jugement en vertu duquel une politique est
déterminée et conduite.
Car
la politique n’est pas une espèce de médecine, elle n’est pas
une médecine à l’usage de la cité, elle est tout autre chose
qu’une médecine. Comment peut-on attendre, espérer ou pis exiger
qu’une politique soit entièrement fondée sur l’évidence
scientifique ? Par définition la détermination d’une
politique, au sens d’une certaine orientation de l’action
gouvernementale, par exemple en matière de santé publique, procède
d’une activité de délibération et de jugement qui se confond
avec la politique elle-même : une politique implique en ce sens
toujours un choix entre plusieurs possibles dans une situation
donnée, une politique n’est jamais dissociable de la politique
comme activité, et c’est précisément en quoi une politique n’est
jamais la seule politique possible.
L’exigence
d’une politique fondée sur l’évidence scientifique c’est
l’exigence d’une politique unique qui s’imposerait par la seule
« force des choses », c’est-à-dire l’exigence d’une
politique qui nous affranchirait de la politique. Il suffit d’écouter
Madame Carlotti dire et répéter à propos des méthodes de
traitement de l’autisme : « je ne choisis pas », « je ne
choisis pas », et ce alors même qu’elle choisit d’exclure la
psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle au profit des
seules approches neurologiques et comportementales. Mais ce
choix ne doit pas apparaître dans la mesure où une politique qui se
soumet d’elle-même à la tyrannie de la preuve ne peut que se nier
comme politique.
Une
telle exigence n’est pas à vrai dire tout à fait nouvelle : au
début du XIXe siècle le saint-simonisme avait formulé la
prédiction d’une proche extinction de la politique comme activité
distincte dans la société industrielle. Selon lui, la politique, ou
le « gouvernement des hommes », consiste en l’exercice arbitraire
du commandement par lequel une volonté cherche à s’imposer à une
ou d’autres volontés, alors que l’« administration des choses
», qui revient aux savants et aux industriels, est rationnelle parce
qu’elle est indexée à la vérité de la science.
La
supériorité de l’administration des choses vient de ce qu’on ne
saurait résister à la vérité parce qu’elle s’impose
d’elle-même sans avoir à commander, précisément par son «
évidence ». Que se passe-t-il lorsque le gouvernement, qui est
et reste quoiqu’il dise un gouvernement des hommes par des hommes,
cherche à substituer au nom de la « vérité scientifique »
l’administration des choses au gouvernement des hommes ? Ce qui
se met alors en place, ce n’est pas l’administration des choses,
parce que celle-ci, aussi efficace soit-elle, ne pourra jamais faire
qu’il n’y ait plus d’hommes à gouverner, c’est bien
plutôt l’administration des hommes, mieux c’est l’administration
des hommes qui traite les hommes comme des choses dont on peut
disposer à partir de statistiques et de méthodes d’évaluation
interchangeables car profondément indifférentes au sens de leur
activité.
Mais
pour administrer les hommes comme des choses, le gouvernement doit
s’interdire d’exercer une contrainte directe et massive, il doit
dans la mesure du possible déléguer et transférer à différentes
instances le soin de s’acquitter de cette tâche de légitimer son
activité d’administration. En d’autres termes, le
gouvernement se doit d’organiser sa propre défection.
C’est
exactement ce qui se passe sous nos yeux : FondaMental se charge
d’élaborer la « bonne norme scientifique » en faisant pression
sur le gouvernement, de droite comme de gauche, pour qu’il reprenne
à son compte sa conception de la « validation scientifique »
taillée sur mesure pour avantager la neuropsychiatrie. Il suffit de
lire la première partie du rapport Milon pour se rendre compte que
cette association est prête à certaines concessions nominales pour
continuer de défendre l’essentiel : ce texte ne parle plus de la «
santé mentale », comme s’il avait entendu notre critique,
notamment celle faite par Mathieu dans sa thèse (il reconnaît ainsi
à la page 12 que la santé mentale tend à se confondre avec la
capacité d’adaptation à la vie sociale et au « comportement
social dominant »), mais il parle d’intégrer la psychiatrie dans
une « politique de santé publique ».
Fort
de cette délégation dans la production de la norme, le gouvernement
peut alors installer la HAS dans la fonction de police des bonnes
pratiques, ce qui lui permet de se retrancher derrière le paravent
d’une instance qu’il a lui-même
activement promue au rang d’« autorité scientifique ».
C’est tout ce dispositif qui produit l’« évidence scientifique
» sur laquelle on voudrait fonder la politique de santé publique
alors qu’en réalité elle est fabriquée pour dissuader de toute
véritable délibération politique.
Revenons
maintenant à cet « esprit de la bureaucratie » dont nous parlions
au début. Si la vieille bureaucratie d’Etat était une
bureaucratie du mystère et du secret, la nouvelle bureaucratie
managériale est une bureaucratie de la transparence gestionnaire.
Reste qu’il y a bien un esprit de cette bureaucratie, quelque chose
comme un « nouvel esprit de la bureaucratie ». Ce nouvel esprit ne
peut prospérer que parce que le politique s’évertue à organiser
méthodiquement sa propre défection. L’expansion de la
bureaucratie ne résulte pas en effet d’un excès de politique,
mais tout au contraire d’un renoncement du politique à la
politique.
Ce
nouvel esprit est de protéger l’Etat de la politique en réduisant
l’action gouvernementale à la continuité d’une gestion des
populations au-delà de toute alternance gouvernementale, ce qui est
la version néolibérale de l’« administration des choses »,
c’est-à-dire de protéger l’Etat de « toute manifestation
publique de l’esprit politique » ou de « l’esprit civique »,
comme dit encore Marx. Il nous revient dans ces conditions de
rappeler activement et publiquement que cet esprit politique ou
civique ne peut vivre que dans et par l’hétérogénéité des
pratiques et que cette hétérogénéité doit être préservée
contre la funeste et mortifère homogénéisation de ces mêmes
pratiques sous l’effet d’une police exercée au nom de l’évidence
scientifique qui est la négation même de la politique. En
ouvrant un espace à la confrontation, à la délibération
collective, à l’invention de nouvelles relations, l’hétérogénéité
des pratiques sauve la possibilité même de la politique.
*Pierre
Dardot et Christian Laval La nouvelle raison du monde, essai sur la
société néolibérale La Découverte.2009. Pierre
Dardot est philosophe, spécialiste de Marx et de Hegel. Christian
Laval est sociologue, chercheur à Paris-X Nanterre.
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