jeudi 23 octobre 2014

Revenir au vrai Freud

Élisabeth Roudinesco.
entretien 



« Sud Ouest ». Vous publiez une nouvelle biographie du fondateur de la psychanalyse. Pourquoi ?

Élisabeth Roudinesco. Parce que de nouvelles archives sont disponibles. Mais, surtout, parce qu'il est urgent de revenir aux fondamentaux de la vie et de l'œuvre de Freud afin de balayer les rumeurs, légendes, anachronismes qui défigurent le personnage et qui empêchent la compréhension du véritable apport de la psychanalyse.


Freud a été, depuis l'origine, la cible de critiques mais aussi de fantasmes. Pour quelles raisons ?

Freud a toujours été contesté par les scientifiques ou les Églises, mais les psychanalystes, eux aussi, ont nourri l'antifreudisme. Je ne les accable pas, mais avec leur habitude de travailler en cure sur les fantasmes et les réalités subjectives ils ont tendance à méconnaître l'histoire en traitant les historiens de « positivistes », chose qu'on n'observe pas dans d'autres disciplines. Ils ont aussi nui à la compréhension des concepts de la psychanalyse en donnant d'elle une image dogmatique et « psychologisée ».


Vous parlez d'erreurs, de légendes. Quelques exemples ?

Freud est réputé avoir dit en arrivant à New York en 1909 qu'il apportait « la peste » aux Américains. Ce qui est faux. La phrase est citée par Lacan, qui disait la tenir de Jung, lequel était de ce voyage. J'ai toujours pensé qu'elle n'a pas été prononcée, j'en ai désormais la preuve grâce aux entretiens de Kurt Eissler publiés en allemand. La vraie phrase est : « Ils seront surpris lorsqu'ils sauront ce que nous avons à leur dire. »

Autre légende tenace : la prétendue liaison de Freud avec sa belle-sœur, Minna. Là encore, cela vient de Jung, mais celui-ci finit par avouer à Eissler qu'il n'en est pas sûr. La correspondance de Freud et Minna est empreinte de séduction, c'est vrai, mais on ne peut l'interpréter sans la comparer avec les lettres d'amour entre Sigmund et sa fiancée, Martha, ni connaître la nature des relations familiales à l'époque, surtout chez les Freud. L'anachronisme est la pire des choses.


Et les fantasmes ?

Les psychanalystes ont fantasmé sur le fait que Freud aurait été abusé sexuellement par sa nourrice. Ils le disent parce qu'à l'époque on pouvait baigner un enfant dans la cuvette où la nourrice avait fait sa toilette intime. Mais ces gens n'avaient pas l'eau courante.

Fantasmes, rumeurs, anachronismes : tout cela, j'en parle pour rectifier, car ces légendes ont permis à des générations de psychanalystes de publier des centaines d'articles à partir de faits erronés.


Il faudrait donc repartir de zéro ?

Oui. On doit revenir aux fondamentaux : qui était Freud ? Quelles furent les mutations de l'époque durant laquelle il a conçu sa doctrine ? Impossible, sans ça, de comprendre la révolution symbolique qu'il a opérée.

Comment la résumer ?

Freud a ce geste extraordinaire : plutôt que d'enfermer le sujet malade dans une nomenclature et l'expédier dans une station thermale, il lui raconte qu'il ressemble à un prince de l'Antiquité ou à un personnage de Shakespeare. Approche mythique direz-vous, mais cette valorisation du sujet marche admirablement, car cette narration réinstalle le sujet moderne dans une humanité fondamentale.


Ce n'est pas de la science, dit-on…

Et alors ? Notre époque a recommencé à faire des nomenclatures, ce qui produit un non-sens pour le sujet. Les psychanalystes doivent cesser de dialoguer à perte de vue avec les neurosciences. Le débat est stérile.

Ce n'est pas en cherchant vainement l'inconscient freudien dans les cellules cérébrales qu'on ramènera le sujet à son histoire. Laissons la neurologie évoluer comme science, et, de l'autre côté, rendons du sens à la condition humaine, comme l'a fait Freud. C'est important, car notre société marchande a fini par oublier ces narrations fondamentales.

Recueilli par Christophe Lucet

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire