samedi 26 novembre 2022

L’essence de la folie, c’est l’humain

 



L’essence de la folie, c’est l’humain. Un fou, par son angoisse, sa souffrance, son sentiment cru d’être jeté dans un monde qu’il ne parvient pas à apprivoiser comme « son monde », par sa difficulté à ressentir l’évidence de ce qui nous est évidence immédiate, par tous ces instants où le sens des choses disparaît, le fou c’est d’abord l’un de nous devenu malgré lui « explorateur » de dimensions de la condition humaine, dimensions d’une douleur extrême que chacun de nous touche par brefs moments : quand un deuil nous frappe, quand l’hypermarché devient lieu d’étrangeté, quand on ne trouve plus la sortie du métro. Mais l’habitude, les « axiomes de la quotidienneté » (E. Strauss) nous sont alors des sauvegardes qui viennent à notre secours pour nous sortir de cette étrangeté… le fou, lui, est dans l’impossibilité de passer à cet autre niveau.

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Il n’y a pas d’un côté l’essence de l’homme et d’un autre côté l’essence de la folie. Il n’y a pas une essence de la folie « en soi » qui serait distincte de l’essence humaine. C’est bien pourquoi « la folie » fait si peur : justement parce que si chacun de nous est honnête, il « sait » bien qu’une petite folie intime est en lui. Cela fait peur. Mieux vaut dire que le fou, c’est l’autre. Il serait malhonnête de penser l’être humain sans tenir compte de ce fait que cet être ne saurait se définir hors de la possibilité de la folie.

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Un fou, c’est peut-être un humain encore plus humain qu’un « français moyen ». À preuve, Artaud : qui d’entre nous ne s’y retrouve pas ? Mais si nous acceptons de nous reconnaître en lui, la tentation est grande alors pour tenir à distance notre angoisse, de prétendre qu’Artaud n’était pas fou.

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Seule l’intelligence artificielle, justement parce qu’elle n’a pas d’âme, c’est-à-dire n’est pas humaine, si elle peut connaître l’erreur, ne saurait « comprendre » la dimension humaine de la folie. C’est pourquoi toutes les techniques prétendument thérapeutiques qui se réclament d’un modèle « d’intelligence artificielle » sont des négations de l’humain, de l’humain au sens large.

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« Ne pas avoir de maladies psycho-névrotiques, c’est peut-être la santé, mais ce n’est pas la vie » dit Winnicott. La vie, une vie vivable, le désir de vivre, c’est ce que nous devons à nos patients. Resocialiser, ré-insérer, réhabiliter, ne touche pas cette souffrance fondamentale de ne pas se sentir soi-même, de ne pas se sentir « un ». S’arrêter à la ré-insertion, c’est enfermer nos patients dans un « comme si ». Laisser transformer nos patients en marionnettes : « comme si », c’est aussi rester passif devant ces tendances technocratiques que beaucoup d’entre nous ressentent comme une négation de notre « humain » c’est-à-dire de notre singularité : uniformiser, faire rentrer chacun dans une « catégorie ».

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Alors, notre conception de ce que doit être la psychiatrie, c’est en même temps notre conception de l’être humain. Et lutter pour tenter de faire une psychiatrie humaine c’est-à-dire dans laquelle l’être humain, en tant qu’il est d’abord un être singulier, ne saurait se réduire à un élément d’un « groupe homogène de malades », c’est la lutte même pour que ce qu’on appelle progrès soit avant tout épanouissement de la personne.

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Une certaine conception de la psychiatrie, c’est aussi une certaine conception de ce que nous voulons que soit notre société.

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Clinique de La Borde

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